avec l'Agneau
2024
Avec une formule inachevée que l’on voudrait compléter s’invente un ensemble d’œuvres. Recto verso. Rencontres, visions.
« Avec l’agneau ». Qu’ajouter ? où ajouter ?
Rencontre avec l’agneau. Mais encore...
Avec l’agneau, le sacrifice de la vie urbaine.
Avec l’agneau, une dizaine d’autres êtres vivants.
Avec l’agneau, autour de l’agneau, un environnement. Un décor de campagne prend place.
L’agneau au centre. Et, le ceignant, le reste du corpus se déploie comme s’ouvriraient les panneaux d’un retable. L’agneau au centre. Mais l’agneau est insaisissable. Il ne touche plus terre. Julia Genet le voudrait libre. Ses quatre pattes frémissantes sont la seule partie que l’artiste a retenue de sa rencontre avec ce jeune ovin. Son corps absent est poussé hors champ par sa vivacité. Il nous laisse avec cette tache dorée – reliquat mystique. Et nous découvrons le chatoiement du merveilleux nihon-ga.
Suivant une chronologie logique, du déclenchement prompt vers le temps long nécessaire au déploiement du pinceau, Julia Genet inverse pourtant les propriétés de ses supports.
Ses « visions » sont des portraits de paysages ; ses « rencontres », des peintures d’animaux. À moins que... ?
L’artiste convertit ses photographies en tableaux, ses tableaux en instantanés.
En désignant cet ensemble comme corpus, elle fait se côtoyer des œuvres qui ne cessent de se faire écho. Elle établit par cette double série un état des lieux, un état des êtres.
Le paysage qu’elle connaît depuis l’enfance dans un contexte récréatif, elle s’y confronte
aujourd’hui qu’il est devenu son quotidien.
Avant de pouvoir l’apprivoiser, peut-être s’y est-elle un peu perdue. Dans la brume, qui définit de nouvelles sensations, réécrit les frontières en adoucissant les couleurs, qui force le regard à retrouver des contours. Et dans une langue, l’occitan, dans laquelle sont écrits les titres de ses œuvres, et qui chamboule les repères.
Les formats volontairement restreints de ses photographies sont la preuve que l’artiste a su admettre son environnement, et qu’elle ne le laisse pas déborder. Elle nous incite à nous approcher de ce qui s’est offert à sa vue, et de ce qu’elle a choisi de nous montrer en décidant du cadre et du moment.
Le paisible autant que pénible instant du givre. Une éternité frigorifiée, fragilisée.
Dans la glace, distingue-t-on des feuilles séchées dont la teinte flirte avec l’oranger d’un poisson dans un aquarium, d’un champignon oublié ? Le gel permet les suppositions et provoque un imaginaire de tintement.
Les clichés de Julia Genet nous laissent le temps d’appréhender à notre tour ce paysage, et d’y envisager une balade enveloppée de nappes émergentes. Les vapeurs fuyantes rappellent la « Lumière instantanée » d’Andreï Tarkovski, qui a capturé dans les si petits formats Polaroid la brume de la campagne russe, avant de la quitter définitivement.
Au son du crissement du givre, nous rencontrons la gravité figée d’un pin dont nous voudrions détacher les aiguilles cristallisées, le désordre révolté mais paralysé d’une nature dans son propre état, la grandeur étrange et mouvante de la forêt effeuillée. Et nous constatons le dénuement systématique de la terre nourricière, qui par sa rousseur se soustrait à l’emprise de la blancheur gelée. Encore du roux, jusqu’au pelage de l’âne. Julia Genet s’entête en trois photographies... S’en approcher, hésiter dans sa mise au point entre l’animal et le paysage, regarder les courbes de son corps comme les vaux d’un champ. Elle saisit finalement la force de cet âne-paysage, devenu pivot entre les deux volets du corpus.
Nous revoilà chez les animaux. Si la flore est doublement emprisonnée, dans le cadre et dans le givre ; la faune, elle, s’échappe du cadre et garde une distance avec la réalité par l’interprétation du pinceau.
La fugacité est rendue dans le travail de Julia Genet ; la rencontre a bien eu lieu, les yeux dans les yeux, avec chacun de ces êtres vivants. Les véritables habitants du hameau où vit l’artiste ne sont peut-être pas les humains, mais ces animaux.
Autant que l’incidence du hors-champ, l’échelle nous perd. Ce que nous croyons être l’évocation d’un cervidé est un diablotin de quelques centimètres dont les antennes pectinées rivalisent avec la ramure d’un chevreuil. L’abeille charpentière vole avec l’aisance d’un poisson. Alors que le roux émaillait les « visions » de l’artiste ; c’est le rouge qui scande ses « rencontres » peintes, sur la calotte des pics-verts, dans l’envol foudroyant de la huppe fasciée ou signifiant la nuit autour de la chouette chevêche.
Plutôt que de chercher à immortaliser ces instants dans un portrait spontané photographiquement fidèle, Julia Genet a pris le temps du pinceau pour les retranscrire à partir de leur souvenir. Nous nous sentons regardé, happé dans la suspension des corps qui constitue le hasard de la furtive rencontre.
Nous faisons connaissance, tout près de ces petits tableaux précieux, fascinants de cette profondeur étonnante, rayonnante, lumineuse que l’artiste leur a donnée. Au détour des mouvements, des postures, des détails, nous nous imprégnons des séduisants effets des pigments de terre et de minéraux. Merveilleux nihon-ga. Les moirures soulignent la vie, le pétillement presque métallique évoque le grain d’un tirage photographique traditionnel.
Pour prolonger l’exploration de la terre et des minéraux, l’artiste a entrepris un encadrement en céramique émaillée. Terre et minéraux cernent donc les lucarnes des animaux sans les contraindre, constituant une bordure qui vibre de ces matières de la nature.
Et le blaireau, dans son affairement concentré, semble mêlé, mêlé à la brume. Les lieux autant que les êtres, sous le regard de Julia Genet, nous sont devenus familiers.
Sarah Zhiri